Résistances et utopies sonores

Mardi 13 Janvier 2004

Sous la direction de Laurent Feneyrou

Si notre société n'a de cesse de diviser les langages esthétiques et politiques, l'art éclaire l'ensemble des rapports sociaux par un langage autre, une altérité qui est aussi garante de sa pertinence politique. Ou, comme l'écrivait Erwin Piscator : "L'effet de propagande politique est le plus convaincant là où la forme artistique atteint la perfection." La musique y serait moins une critique sociale qu'une critique musicale du social, disant idéologiquement la banale traduction de l'une en l'autre. " Non pas musique ou théâtre documentaire, poésie, enquête ; non pas enregistrement ou acquiescement technologique ; non pas reddition à la puissance ou à la routine des mass media, mais un journal-illumination. Aucune mimèsis, aucun reflet. Aucune arcadie industrielle. Aucun naturalisme populiste ou populaire. Seulement une idée-musique sémantiquement précise sur l'homme d'aujourd'hui dans le lieu de sa servitude-libération ; la négation de la négation fixée en une forme, dans l'engagement à dépasser toute partialité subjective ou objective, partialité aujourd'hui si dominante, et pas seulement dans la musique...", écrivait Luigi Nono de sa Fabbrica illuminata.

Alors la musique, mode possible de la pensée et du sujet politiques, signerait la fin de l'univocité du mode philosophique. Existe-t-il un lien entre art et ensemble des rapports de production ? Entre art et classe sociale ? Contenu révolutionnaire et qualité artistique coïncident-ils ? Face aux questionnements classiques de l'esthétique marxiste, surgit la nécessaire autonomie, nouvelle définition du politique, aux confins de son langage : dans quelle mesure l'œuvre est-elle être intrinsèquement politique ? Mais aussi dans quelle mesure le langage musical est-il distinct du politique ? Si celui-ci n'est pas intrinsèquement celui-là, celui-là n'est plus intrinsèquement homogène aux logiques du celui-ci. L'autonomie est simultanément l'acte fondateur et l'acte décisif de la multiplicité des langages en jeu.

À l'heure où l'on proclame la fin des avant-gardes et de leurs idéaux de révolution permanente, sur le modèle du groupe en fusion, et où l'écoute régresse, sinon aliène volontiers, à l'heure où s'amoncellent les défiances à l'encontre du progrès historique, de la rationalité scientifique et de ses manifestations artistiques, sociales et politiques, où l'art se détourne de l'intellection et de la théorie à la faveur d'un spectacle pourtant refusé à nombre d'entre nous, et où la citation et la multiplicité des discours se font valeur suprême, affirmant les droits illusoirement subversifs d'une subjectivité murée dans son solipsisme, à l'heure enfin où sombrent les utopies et vacille l'universalisme, quel sens actif et réactif donner au lien musique / politique, à leur improbable synthèse, à leur indéfectible scission ?

Gianfranco Vinay (Université Paris VIII) : Topie audio-visuelle et société du spectacle
La "topie", catégorie opposée à l'utopie, est devenue l'un des caractères marquants de la "société du spectacle" contemporaine. À partir de l'analyse d'un spectacle musical "hyper-topique" (El niño de John Adams), notre intervention mettra en évidence les équivalences socio-économiques entre quelques principes de l'"empire de l'écran" et la société de consommation actuelle : la temporalité du "présent permanent", l'abolition de la "vision sonore" et la "distance".

Peter Szendy (Université Marc-Bloch, Strasbourg) : Da capo (révolution et répétition)
À partir des propositions de Fellini (Prova d'orchestra) et de Resnais (On connaît la chanson), il s'agira d'interroger le problème de la répétition en musique : quelle est son œuvre ? De quelles forclusions a-t-elle fait l'objet (chez Schoenberg et quelques autres) ? Quel est son lieu, entre la dimension prépolitique de la " mélodie obsédante " et celle, politique, des hymnes au sens large ?

Esteban Buch (CRAL/EHESS, Paris) : Lectures politiques de la technique sérielle
"La série, écrivait Arnold Schoenberg en 1947, n'a aucun rapport avec la devise "Liberté, égalité, fraternité", ni avec le bolchévisme, le fascisme ou tout autre doctrine totalitaire." La forme négative de la déclaration rappelle que, à cette date, nombreux sont ceux qui veulent entendre dans la technique sérielle une dimension politique - une tendance qui se prolongera dans certaines discussions suscitées par le sérialisme intégral. Cette communication sera consacrée à poser quelques repères historiques de cette idée, et à s'interroger sur ses présupposés et ses conséquences.

Laurent Feneyrou (CNRS) : Un cas de censure musicale : Johann Faustus
Peu avant la Seconde Guerre mondiale s'opposèrent deux conceptions du réalisme. Selon Lukács, la totalité ininterrompue est décisive si l'artiste recherche une représentation de la réalité effective, enchevêtrée, mais close, cohérente et objectiviste. Inversement, Eisler saisit la nécessaire discontinuité révolutionnaire du réalisme, ses brisures et ses interpolations, contre le thuriféraire fasciste du continuum. Cette tension entre les deux réalismes se manifesta à nouveau dès l'après-guerre. Face aux thèses de Jdanov, Walter Ulbricht menait en RDA une politique où l'union de la classe ouvrière et des intellectuels était recherchée à travers la lecture des classiques, et notamment celle du Faust de Goethe. Johann Faustus de Hanns Eisler, dont l'interdiction du livret en 1953 sera le thème de notre intervention, finalisera a contrario les fondations culturelles de l'Allemagne de l'Est.

Nicolas Donin, musicologue : Frontières politiques de la musique contemporaine : l'école polonaise des années soixante et sa réception française
Stabilisée par des marques stylistiques originales communes à ses principaux représentants, et par des circuits institutionnels assez bien définis (le festival Automne de Varsovie en particulier), l'"école" polonaise des années soixante a toujours été présentée comme un groupe alors même qu'on percevait l'hétérogénéité de ses membres pionniers. Un tel phénomène présente de singulières analogies avec la montée en puissance des écoles nationales du xixe siècle dans l'Europe musicale. Nous essaierons de montrer comment la réception de la "nouvelle école polonaise" réactive ou rejoue des mécanismes mis en place dans le contexte du nationalisme au siècle précédent.

Pierre-Albert Castanet (Université de Rouen) : Les affaires culturelles de la France en 1968 : la part de la musique
La fin des années soixante et le début de la décennie suivante ont traversé ce que Jean-Paul Aron a appelé "l'âge écologique, troisième figure d'ascèse d'une civilisation frigorifiée, la première consistant dans la narcose des sentiments pour l'œuvre d'art [...], la seconde [...] dans l'abdication par l'intellectuel de son confort de classe, la dernière dans un refus du monde actuel à coups de musique et de drogue, d'exil et d'ésotérisme communautaire". Suivant l'adage d'Eugène Ionesco, qui déclara fièrement que "l'avant-garde, c'est la liberté", la panoplie de l'avant-gardiste soixante-huitard a alors contenu quelques artifices infaillibles se rapportant à l'ordre moral, religieux, mais aussi philosophique et socio-culturel. Quelle place institutionnelle fut dans ce contexte celle de la musique ?

Brice Pauset, compositeur : De la technologie sans technique
Il sera question de la signification, plutôt que des effets, de l'utilisation dans le cadre de la musique des moyens technologiques les plus récents. Ces moyens technologiques seront analysés non seulement en regard des fonctionnalités (musicales entre autres) qu'ils promettent, mais également en tant que phénomènes d'instanciation de possibles résurgences archaïques (thématique du pouvoir, mythologies...). Il sera utile enfin de discerner la part véritable de la technique comme mode d'engendrement dans la matérialité des instruments technologiques.

Table ronde conclusive.

Introduction par Marianne Lyon

Topie audio-visuelle et société du spectacle par Gianfranco Vinay

Questions-Réponses par intervenants divers

Da Capo - révolution et répétition par Peter Szendy

Questions-Réponses par intervenants divers

Lectures politiques de la technique sérielle par Esteban Buch

Questions - réponses par intervenants divers

Un cas de censure musicale - Johann Faustus par Laurent Feneyrou

Questions - réponses par intervenants divers

Intermède introductif par Laurent Feneyrou

L’école polonaise des années soixante et sa réception française par Nicolas Donin

Questions-réponses par intervenants divers

Les affaires culturelles de la France en 1968 - la part de la musique par Pierre-Albert Castanet

Débats par intervenants divers

Questions-réponses par Intervenants divers

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